28 septembre 2008

Quand "les Malheurs de Sophie" font mon bonheur

A voir en écoutant : Lykke Li - Little Bit


A quoi sert une galerie ?

A pas grand-chose, semble répondre Mr Damien Hirst.
L'artiste qui a commis 223 oeuvres en 2008 (for God's sake !) a réussi son pari : vendre en direct chez Sotheby's. Montant total : 139 millions d'euros. Mr Hirst est passé de la case Atelier à la case Acheteurs sans passer par la case Galerie. Les galeries ne servent à rien, cqfd.
Avec Mr Hirst, grande est la tentation de jeter dans le même sac et aux orties banques d'affaires et galeries. Ensemble, nos traders chaussés Paul Smith sur vêtements YSL, par lesquels arrive un revival des noires 30's et nos commissionnés galeristes-qui-tuent-l'art-en-assassinant-les-artistes. Tous les mêmes !

A quoi sert une galerie ?

A présenter un artiste, à révéler une oeuvre, à dévoiler un univers artistique, dois-je rétorquer à Mr Hirst. Bien entendu, cette entreprise est à but lucratif - mon oeil est naïf mais pas stupide -, et alors ? Alors, il y a des abus, du galeriste voracement goinfre au galeriste sournoisement spéculatif. Mais il y a aussi des galeristes dont l'intérêt pour l'art est authentique et qui visent à promouvoir des oeuvres, rendant légitime leur commission. La preuve ? La Galerie Nivet-Carzon.

Au hasard d'une promenade dans les rues germanopratines, j'avais rencontré en mai dernier les galeristes du 40 rue Mazarine, Kristof Seys et Jérôme Nivet-Carzon. J'avais appris alors que les deux acolytes s'étaient rencontrés dans un cours de dessin et retrouvés dans le constat de leur piètre talent de dessinateur en même temps que dans leur intérêt commun pour la peinture néonarrative. Ils avaient donc convenu d'ouvrir une galerie conçue tel un triptyque dont les éléments, l'artiste, le galeriste et l'acheteur-amateur d'art, seraient appréhendés dans une totale interaction. Aussi, las de l'art du superlatif à la Jeff Koons et autre Damien Hirst qui nous est déversé quotidiennement (ras-le-bol du record de la meilleure vente, marre de l'oeuvre contemporaine qui pèse des tonnes - au sens propre et figuré -), je décide cette semaine de retrouver le délice d'un échange avec un vrai galeriste et renoue avec le bonheur en découvrant l'exposition collective "Les Malheurs de Sophie".

"Les Malheurs de Sophie"

Kristof Seys et Jérôme Nivet-Carzon sont fous d'histoires. Ils ont donc imaginé et rendent aujourd'hui tangible la rencontre entre une conteuse, la Comtesse de Ségur, et vingt artistes.
Ils ont choisi l'une des pièces maîtresses de la littérature française de notre enfance qui a participé à nourrir notre inconscient collectif. Qui ne se souvient pas des bêtises commises par l'aventureuse Sophie avec la complicité de son sage cousin, Paul ? Qui n'a pas été marqué par les sévères leçons d'éducation administrées à la malheureuse Sophie ?

Parce que cette histoire est fédératrice, parce qu'elle est connue de tous, les deux galeristes ont invité chacun des artistes à choisir l'un des 22 Chapitres pour en proposer une nouvelle écriture picturale avec la seule contrainte d'un format unique.
Aujourd'hui les oeuvres sont exposées dans un ordre chronologique à la Galerie Nivet-Carzon et à la Galerie Catherine et André Hug (d'autres "vrais" galeristes d'art contemporain, n'en déplaise à Mr Hirst).
Forcément, j'avais un a-priori avant de découvrir les oeuvres. J'étais persuadé que les artistes se seraient emparés de la part de perversité présente dans le roman. Il faut avouer que j'avais tort. Non pas qu'elle soit absente, cette part de perversité, mais ce qui me surprend davantage est la prédominance de l'imaginaire de chacun des artistes à l'égard d'un même roman.

Federico Granell présente une Sophie droite et impavide, inscrite dans la rectitude des lignes d'une fenêtre et d'une table. Couteau à beurre dans la main, elle est occupée à la découpe des poissons rouges, dont l'orange tranche le gris-bleu de la toile ("Les petits poissons", Chap. IV). Virginie Clavereau choisit de ne pas montrer Sophie mais la cruauté des adultes se riant d'une enfant désireuse de sourcils épais pour devenir femme ("Les sourcils coupés", Chap. VIII). Les dents des adultes se font carnassières et leurs visages déformés ciblent tous une Sophie hors-champs. Surréaliste, "Le chat et le bouvreuil" Chap. XVII de Franck Rezzak offre un chat sans tête, non pas véritablement décapité. Il porte absurdement un noeud autour du cou et sur la bosse qui lui reste trône un bouvreuil. De la sadique douceur de Thomas Ivernel ("La poupée de Cire", Chap. I), aux jeux enfantins macabrement joyeux de Michel Castaignet ("L'enterrement" Chap. II), en passant par le baroque de Filip Mirazovic ("La joue écorchée" Chap. XIV), l'exposition collective est l'occasion de découvrir la vivacité de la nouvelle scène narrative.

Alors que l'exposition doit prochainement être présentée à Angers, alors qu'il existe un projet d'ouvrage édité par la Rive Neuve, je t'invite à vivre la jouissive expérience d'un plongeon dans les délicieuses bêtises de ton enfance, à la découverte de 22 imaginaires narratifs.
"Les Malheurs de Sophie" auront 150 ans ; ne dispose-t'on pas là d'une occasion de faire rayonner l'art contemporain d'une autre façon en faisant voyager l'exposition-concept au-delà des murs de la galerie Catherine et André Hug et de la galerie Nivet-Carzon ?

A toi de voir...

Merci à Alain Rémond et Jérôme Garcin.

Exposition "Les Malheurs de Sophie"
Galerie Catherine et André Hug
9 rue de l'Echaudé
75006 Paris
www.galeriehug.com
Galerie Nivet-Carzon
40 rue Mazarine
75006 Paris
www.nivet-carzon.com

21 septembre 2008

Sur la toile - N°1 : Seth Armstrong

A voir en écoutant : Theoretical Girl - Another flight


Cher lecteur,


as-tu constaté, comme moi, que cette rentrée est celle de tous les cataclysmes : de l'implosion des marchés financiers (entre nous, est-ce un mal ?) au succès de Siné Hebdo (entre nous, c'est un bien !) ? Ne souhaitant pas être en reste, j'inaugure ici la nouvelle rubrique de ma rentrée. Régulièrement, je te parlerai d'un artiste déniché sur la toile, au sens webesque (sic) du terme. Certes, rien ne vaut le délice de tourner autour d'une sculpture pour en apprécier les formes et volumes (sauf pour celles de Jeff Koons, peut-être ?). Certes, rien ne vaut de toucher du regard une peinture pour en appréhender les subtilités (sauf pour celles de Jeff Koons, peut-être ?). Certes. Mais je pense à l'habitant de Montel-de-Gelat subitement animé d'un irrépressible désir d'art. Après avoir dévoré pour la troisième fois les 700 pages de l'"Histoire de l'art" d'Ernst Gombrich, de quoi dispose notre Montelois pour contenter son envie, si ce n'est sa connexion haut débit ?

Et puis il existe parfois autant d'agréables surprises sur le net qu'il en existe de désagréables dans les galeries. Tu peux me croire, j'en ai fait la douloureuse expérience la semaine dernière. Ils (par décence à l'égard de leurs aïeux et leurs descendants, je ne les nommerai pas) avaient annoncé la "nouvelle génération de galeries d'art". Ils disaient proposer un "lieu d'exposition convivial dédié aux artistes émergents". J'étais à peine entré dans ce qui devait être le nouvel Eden qu'ils m'ont aussitôt fait regretter de ne pas être dans une galerie irascible présentant des artistes sur le déclin ! Dont acte. Voilà confirmé l'intérêt de parler aussi de ce qui se passe sur le web.
Mais revenons à notre nouvelle rubrique et parlons de Seth Armstrong.

Seth est californien. Donc, il est blond, porte un t-shirt jaune et mange des corn-flakes.
Seth raconte des histoires. De trois amis à la campagne ("Pissing in Ireland"), aux jeunes acteurs en répétition ("Rehersal"), en passant par trois cyclistes en pause ("Gavin says"), Seth narre des histoires sans définir mais, au contraire, en invitant à l'imaginaire. Ses peintures retranscrivent de véritables scènes de films. Des scènes non pas vues depuis un fauteuil de spectateur mais vues depuis un plateau de tournage. En effet, l'éclairage des toiles, par un travail sur la lumière, semble émaner d'un projecteur.


Cet artifice n'entrave pourtant pas l'omniprésence de l'humain, autant dans les regards des quatre hommes de "No place to be somebody" que dans l'attente résignée des immigrants aux vestes défraichies de "The immigration station".


Seth, en américain parfait, peint des super-héros. Seth, en peintre pourvu de dérision, installe ses super-héros costumés dans une concrète réalité quotidienne : en partance pour des vacances ("Heroes") ou en balade en Turquie ("Heroes won't quality Urunler").

Il ne nous reste plus qu'à prendre nos billets pour la Californie (pas chers, 1 euro = 1,45 dollar) où Seth Armstrong expose.

A toi de surfer...

Merci à Steve Jobs et Bill Gates.

www.setharmstrong.com

15 septembre 2008

Les Lauréats

A voir en écoutant : Theoretical Girl - Hypocrite


Alors voilà. Ils ne parlent plus que de ça. L'ex-trader, roi du neo-pop-art kitschissime, adulé des neo-riches et dont les oeuvres se vendent aussi cher qu'Usain Bolt court vite (c'est dire...) expose à Versailles. Jeff Koons chez Louis XIV et Marie-Antoinette. Audacieuse ou honteuse rencontre ? Blasphème, sacrilège, hurlent certains. Pour la plupart, il s'agit d'un tête-à-tête entre deux univers que plusieurs siècles séparent mais que l'aspiration à éblouir et à fasciner rapprochent ; on dirait une histoire comparée du bling-bling.
Fort de la subtilité dont il s'enorgueillit - à moins que ce ne soit son snobisme pour une fois, va savoir -, mon oeil naïf préfère te parler d'une autre rencontre, celle qui se tient à la Galerie Baudoin Lebon entre deux photographes, Aurore Valade et Guillaume Lemarchal. La Fondation HSBC pour la Photographie a eu l'heureuse initiative de les désigner Lauréats de son édition 2008.
Les photographies de l'une sont aussi colorées, foisonnantes et maniéristes que les photographies de l'autre sont effroyablement blanches, silencieuses et poétiques. Pourtant, tous deux nous parlent des hommes. Aurore Valade choisit de nous montrer dans une théâtrale présence quand Guillaume Lemarchal nous évoque par notre absence, au travers des empreintes indélébiles que nous abandonnons.

Aurore Valade - La frontière entre fiction et réel.
Aurore Valade s'invite chez nous. Partant du réel des vrais gens dans leurs vrais appartements, elle ne photographie pas des personnes dans leurs intérieurs, contrairement aux apparences, mais des intérieurs avec des personnages. Elle met en scène des individus, joue avec la scénographie qu'elle élabore. Les poses des personnages les inscrivent dans la scène au même titre que les décors.

La plante, le chat au sol et celui reflété dans le miroir, le rideau et la femme assise sur le lit, jambes croisées, sont autant d'éléments d'un monde reconstruit par l'artiste. Loin du voyeurisme, les photographies sont proches du théâtre. Le travail sur la lumière, la disposition, voire la profusion chaotique des objets et les poses dramatisées confèrent à la réalité l'aspect de la fiction.

Metteur en scène, peintre, Aurore Valade est aussi, à sa manière, sociologue. Au-delà du cliché et du maniérisme, ses photographies renvoient à des réalités sociales, économiques et culturelles. Ainsi, une femme langoureuse vêtue de sa robe de gala et entourée de ses fauteuils et tableaux donne à voir ses signes extérieurs de richesse. Plus tard, c'est au travers d'une combinaison rouge, d'un dessus de lit, d'une Sainte Vierge ou encore d'un papier-peint à fleurs que je retrouve codes sociaux et stéréotypes.

Guillaume Lemarchal - De l'ambiguité du blanc.
Après l'éparpillement des photographies d'Aurore Valade vient la concentration propre à celles de Guillaume Lemarchal. Mon premier contact avec les oeuvres du photographe est ce cabanon jaune trônant au milieu de l'immensité de la neige. Expérience esthétique qui me trouble.

Par la suite, je m'attarde sur la photographie d'un paysage : un banc abandonné de toute présence humaine, faisant face à un lac, quelques arbres dépourvus du moindre feuillage et cette même neige glaciale. Je m'interroge : certes, aucun signe de présence humaine et pourtant, je l'entends. Ou plutôt, je la devine au travers de ses contructions, de son antérieure occupation du lieu.

Voilà la force des photographies de Guillaume Lemarchal. Tu peux chercher, tu ne trouveras aucun homme mais son intervention est évidente. Les paysages présentés en conservent la mémoire : de bâtiments militaires désaffectés en jardins publics désertés, l'artiste utilise notre absence pour mieux parler de nous. Il convoque notre imaginaire. Dans ces paysages d'Allemagne ou d'Estonie, des événements ont eu lieu, événements individuels (le jardin d'enfants) ou concernant la communauté (monuments historiques, base millitaire). Derrière la façade poétique, sourdre une tension, une angoisse. Je suis forcé à nous interroger : que faisons nous du territoire qui nous est donné ? Nous sommes responsabilisés ; quelque chose du passé reste encore présent par-delà le froid et le silence de la neige. De l'ambiguité du blanc...

Réjouissons-nous. La Fondation HSBC pour la Photographie coédite un ouvrage monographique pour chacun des deux artistes et organise plusieurs expositions de leurs oeuvres. Un tremplin mérité.

A toi de voir...
Merci à Alain Rémond et Jérôme Garcin.

La Fondation HSBC pour la Photographie expose
Aurore Valade et Guillaume Lemarchal
du 04/09/2008 au 27/09/2008
Galerie Baudoin Lebon
38 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie
75004 Paris
www.baudoin-lebon.com

7 septembre 2008

Insolites perspectives

A voir en écoutant : Knucklehead - Jazz Disc (The Happy Organ)


Cher lecteur,

comme toi cette semaine, j'ai vécu ma Rentrée. A l'instar de quinze millions d'élèves et d'un peu moins de professeurs que l'année précédente (après tout, tant qu'il reste du temps de cerveau humain disponible, l'Education est-elle si importante ?), j'ai troqué mes palmes et mes tongs contre mon stylo et mes urban wears, déterminé à reprendre avec enthousiasme mon exploration de l'univers des arts contemporains.
Comme toi cet été, j'ai été subjugué par la magnificence des cérémonies des Olympiades et troublé par le décuplement des émotions sportives et les vociférations des commentateurs qui les accompagnaient. Comme toi, j'ai été interloqué par le retour d'une expression que je pensais désuète, "la Guerre Froide".
Cerné par ces fastes et fracas, j'opte, en cette semaine de rentrée, pour ce que je pense relever du familier, celui de la Foire du Trône, en choisissant de découvrir les oeuvres de Jacqueline Taïb dans l'exposition "Hors-sol" proposée par la Galerie La Ferronnerie.
Mon oeil est justement attiré par des toiles grand format présentant des scènes de fête foraine appartenant à une imagerie familière. Et pourtant...

Dès l'observation de "Pas de perdant" où un forain est inscrit dans un agglomérat de peluches, je pressens un je-ne-sais-quoi d'étrange. Le regard y est d'abord sollicité par la couleur puis l'attention est captée par l'homme juché sur son stand, justement "hors-sol". Certes, l'image est connue, de la multitude de lots à gagner aux sollicitations à jouer, mais déjà, derrière l'apparente structuration de la composition, je ressens un trouble.

Jacqueline Taïb propose des perspectives apparemment évidentes. Apparemment, car mon regard, à l'instar des personnages secoués par le manège dans la toile présentant une grande roue, est rapidement balloté d'un plan à un autre, tous finissant par se confondre. Par son choix d'une prise de vue décalée, Jacqueline Taïb, qui travaille à partir de relevés photographiques, m'inclut totalement dans la scène.

Plus tard, je suis les pas d'une mère et sa fille arpentant les allées de la fête foraine. Dans "Asile", la notion d'"hors-sol" est celle de l'immigration. Le voile renvoie tant au déracinement qu'à l'apparition d'un ailleurs. Jacqueline Taïb peint avec la complicité du cadrage qu'elle propose. Le t-shirt porté par l'homme qui fait face à la mère et sa fille porte l'inscription "Brasil" mais seules les lettres "asil" sont données à voir...
Enfin, je retrouve, dans "Vultur", intensité des couleurs et aléatoire angle de vue, l'un provoquant mon regard, l'autre se jouant de mes repères.
Ainsi, partant d'instants éphémères captés à la Foire du Trône, Jacqueline Taïb m'emmène loin des lieux communs. Au-delà des images connues de tous, elle m'embarque dans un espace où les perspectives déstructurées offrent, dans une profusion de couleurs, une part d'étrangeté inattendue.

Photos courtoisie Galerie La Ferronnerie.

A toi de voir...
Merci à Alain Rémond et Jérôme Garcin.

Exposition "Hors-sol"
Galerie La Feronnerie
du 04/09/2008 au 04/10/2008
40 rue de la Folie-Méricourt
75011 Paris
www.galerielaferronnerie.fr